Atelier XI :
Interprétation ou traduction ?
Eléments intraduisibles de textes théologiques
(salle 524 au 54, bd Raspail)
Présidente : Rita Herman-Belot (EHESS)
Visions coraniques du temps à travers les traductions : enjeux et retombées. Soufian Al Karjousli (France. SUPELEC )
Heresy, Translation, and the Afterlife of Robert de Gretham’s Miroir. David Lavinsky. (USA. University of Michigan)
Vieux mots et nouveaux sentiments. Latin, langues vulgaires et terminologie spirituelle au début du XVIIème siècle. Andrés Vélez Posada (Colombie. EHESS)
Traduction et évolution de la pensée philosophico-théologique arabo-musulmane : le cas du Mu’tazilisme. Smaïl Khris. (France. EHESS)
Abstracts /Résumés/ Zusammenfassungen
Visions coraniques du temps à travers les traductions : enjeux et retombées. Soufian Al Karjousli
L’arrivée de l’islam a suscité un besoin de réorganisation du temps afin de marquer une coupure avec le passé et ses croyances qui renvoyaient à des symboles du polythéisme. Certains lisent, à travers le texte coranique, une vision temporelle, voire un calendrier divin dans lequel le déroulement du temps, des mois, des années parfois, n’a rien à voir avec notre concept terrestre. D’autres associent le temps divin au temps terrestre. Les positions des théologiens musulmans et des traducteurs du texte coranique reflètent ces différentes conceptions. Nous proposons d’en analyser les origines, puis d’en montrer les enjeux et les retombées sur les traductions actuelles. Quelques théologiens et, à leur suite certains traducteurs, ont adopté une règle qui traite les versets comme des décrets. Celui qui viendrait en dernier serait alors le plus fiable. Ils s’appuient sur la compréhension du concept coranique de « l’évolution des versets », al-nâsekh wa l-mansûkh. Cependant, cette interprétation laisse subsister une contradiction dans la mesure où ces mêmes théologiens et traducteurs s’appuient, en même temps, sur le Coran dit « Coran de ‘U©m€n » qui a été assemblé dans un ordre non chronologique. D’autres interprètes, dont Régis Blachère, grand traducteur du Coran, estiment que pour traduire, il faut respecter un ordre temporel qui est celui de l’ordre chronologique et donc proposer une traduction contextualisée. Régis Blachère estime, par exemple, que la lecture la plus répandue du texte coranique se fait « à l’envers » puisque les premiers textes, les plus longs, sont de façon générale formés de révélations parvenues à Mahomet vers la fin de sa prédication et que le traducteur se doit de rétablir la contextualisation. C’est l’option qu’il avait lui-même prise dans sa première traduction du Coran de 1949. Cela lui a valu, à l’époque, les foudres de la majorité des musulmans. Ces deux options existent toujours actuellement et suscitent un débat virulent dans le monde des interprètes et des traducteurs. La célèbre université égyptienne, Al Azhar, vient, elle-même, cinquante ans plus tard de donner son accord pour la publication d’un Coran respectant un ordre chronologique. La formation des traducteurs doit, elle, nécessairement intégrer cette dimension de réflexion sur les différentes temporalités et comprendre que traduire, c’est aussi interpréter.
Heresy, Translation, and the Afterlife of Robert de Gretham’s Miroir, by David Lavinsky.
This paper discusses the Middle English translation of Robert de Gretham’s Anglo-Norman Miroir. A cycle of sixty verse sermons dating from the thirteenth century, Gretham’s text became a prominent point of reference within Wycliffism, the English reform movement identified with John Wyclif and his followers; portions of its prologue, which prefaced an anonymous late fourteenth-century English version of the Miroir, circulated with Wycliffite texts defending the legitimacy of vernacular biblical translation (for instance, Cambridge University Library Ii.6.26, an unpublished manuscript that I will discuss in some detail during the talk). Humanities scholars have largely ignored the afterlife of the Miroir, confident that no movement as heretical as Wycliffism could have had much use for a collection of orthodox sermons. Yet, as I show in this paper, which is a condensed version of a journal article now in draft form, Wycliffites used the Middle English version of Gretham’s work not only to authorize their own hermeneutic practices but also to explore anxieties about textual dissolution, to specify the limits of literal translation, and to rationalize a more expansive ideal of vernacular intelligibility, one where holy writ is ‘openlicher’ ‘more open’in English than in any other language. I end by suggesting that the Miroir figured prominently in Wycliffite efforts to produce a more accessible translation of the English Bible, and that its complex reception history therefore encodes the formation of new vernacular practices and epistemes.
Vieux mots et nouveaux sentiments. Latin, langues vulgaires et terminologie spirituelle au début du XVIIème siècle. André Vélez Posada.
L’éclosion des langues vulgaires comme langues savantes a donné lieu à un travail d’interprétation et de transmission de la tradition écrite en latin. Le devenir du mot Ingenium en est preuve : traduit comme Esprit et Engin en français, comme Mind et Wit en anglais, comme Ingenio en espagnol, Ingenium est un des mots du latin considéré comme intraduisible en beaucoup de langues. Ainsi, ce texte voudrait réfléchir sur les difficultés et les résultats que la traduction et l’appropriation de ce concept a connu dans les langues vulgaires. Tel que l’on peut l’observer dans l’écrit de Descartes intitulé Regulae ad directionem ingenii (1629), on est en face d’un terme très ambigu employé par la langue scholastique qui sert à désigner la force intellectuelle et créatrice des hommes. Il s’agit, en effet, d’un concept holistique qui est clé au moment de parler de l’activité spirituelle. On montrera comment les problèmes conceptuels de la traduction ou de l’appropriation d’Ingenium mettent en évidence la montée d’une pensée diversifiée qui voit le jour dans les nouvelles pratiques lexicographiques en langue vulgaire. Pour l’illustrer, on verra les différents sens que le concept a acquis dans deux pratiques savantes du début du XVIIème siècle. L’art de peindre et de composer des poèmes et la Philosophie, par exemple, ont développé, en langue vulgaire, et grâce au travail de réflexion sur le concept d’Ingenium, une variété de concepts irréductibles à une seule doctrine sur la Nature Humaine, une nouvelle machine conceptuelle efficace au moment de décrire, argumenter et nommer les valeurs et les pratiques artistiques, intellectuelles et naturelles de l’époque. Les notions philosophiques comme esprit, mind, verstand et les concepts poétiques de finesse, ingenio, wit entre autres, seront présentés comme des concepts irréductibles mais redevables du concept d’Ingenium.
Traduction et évolution de la pensée philosophico-théologique arabo-musulmane : le cas du Mu’tazilisme. Smaïl Khris.
L’objectif de cet article est de montrer comment, entre le VIIIe et le IXe siècles, la traduction a joué un rôle important dans l’évolution de la pensée philosophique et théologique arabo-musulmane et a conduit à l’apparition du courant de pensée mu’tazilite et à son adoption par l’élite califale (politique) et scientifique à l’époque d’Al-Ma‘moun. Pour ce faire, l’analyse s’appuiera d’une part sur la « théorie des systèmes sociaux » de Luhmann et, d’autre part, sur la « sémantique des temps traductifs » de Koselleck. La première permettra d’étudier le monde arabo-musulman comme un système social fait de communications sociales constituées de manière autopoïétique, autrement dit un système social utiliserait la communication comme mode de reproduction, de régénération et de définition basée sur la production du ou des sens. La seconde permettra d’identifier l’inscription sur la durée du Mu’atazilisme, en suivant l’évolution sémantique (stabilité ou instabilité des significations, changements et transformations dans les significations) de certains concepts-clés qui le définissent ou sur lesquels il se fonde. Vue sous cet angle, la traduction ferait partie intégrante du système social. Elle est l’élément principal par lequel le monde arabo-musulman est mis et maintenu en relation avec une partie de son environnement, en l’occurrence la Grèce antique. Elle serait tant la médiatrice entre le système social et son environnement que le « garde-frontière » accordant ou refusant l’entrée de nouvelles possibilités de sens (actions et expériences sociales) dans l’horizon sémantique du système social. A ce titre et comme l’attestent les résultats de l’analyse, ses fonctions de médiatrice et de garde-frontière apparaissent sur trois plans sémantiques : le social, le factuel et le temporel. Sur le plan social, la traduction a été le mécanisme d’interaction entre le monde arabo-musulman et la Grèce antique. Sur le plan factuel, elle a orienté la définition du discours social, en l’occurrence le discours philosophico-théologique. Sur le plan temporel, la traduction a introduit le futur tant attendu par l’élite califale et scientifique en le confondant avec le présent de la communication systémique.
Bios:
Soufian Al Karjousli : Islamologue et linguiste (SEPELEC, Rennes) a écrit en 2008, La polysémie au cœur du dialogue interculturel et interconfessionnel, l’exemple de la traduction des vocables islâm et muslim dans le Coran, in Atelier de Traduction, n°10, Roumanie, Les traductions au cœur des enjeux sur la diffusion des connaissances le long des routes de l’Orient, Proceedings, XVIII Congrès mondial des Traducteurs, Foreign Languages Press, Shanghai, China et La « parole » comme élément de transmission et de communication entre les pensées judéo-chrétienne et arabo-musulmane, in Chouikha L., Meyer V., « Interagir et transmettre, … SFSIC/ISP/IPSI, Tunis, Paris, et, en 2006, La polysémie et le Coran, Lille.
David Lavinsky recently completed his Ph.D. in English at the University of Michigan and will be starting as an assistant professor at Yeshiva University in New York in the fall. He works on vernacular practices and epistemes in late medieval England, with a special focus on Wyclif and heresy.
Andrés Vélez Posada: Doctorant en Histoire et Civilisation à l’EHESS de Paris, auteur d’un livre sur l’herméneutique et la pratique rhétorique intitulé Figuras de Ingenio (Medellín, 2006) et de quelques articles sur l’histoire de la philosophie et la géographie historique. Dans ses recherches actuelles il s’intéresse à la dimension géographique et paysagiste de la pensée moderne sur l’Ingenium, notamment dans les traités de médecine, rhétorique et cosmographie de la fin du XVI siècle européen.
Doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, Smaïl Khris prépare une thèse intitulée « Histoire sociale de la traduction dans le monde arabo-musulman, VIIIe-Xe et XVIIIe-XXe siècles ». Il travaille comme interprète-traducteur freelance. Il a enseigné à l’Université d’Ottawa (Canada) en tant que chargé de cours et occupé plusieurs postes d’assistant de recherche à cette même université. Il a établi pour le compte de l’UNESCO et IATIS un rapport de 50 pages sur le rôle de la traduction dans la promotion de la diversité linguistique et culturelle dans le monde arabe contemporain. Contact : skhris@gmail.com
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