Atelier XV:
Peut/doit-on tout traduire ?
(Amphithéâtre au 105, bd Raspail)
Président : Geoffrey Gilbert (AUP)
L’œuvre des premiers traducteurs français de John Locke. Delphine Soulard (France. Université de Toulouse I)
Translating Philosophy. Elad Lapidot. (Allemagne. Berlin)
Les autobiographies de sourds, une écriture-traduction? Pierre Schmitt (France. EHESS), Andrea Benvenuto (France. EHESS/ Paris VIII)
Abstracts /Résumés/ Zusammenfassungen:
L’œuvre des premiers traducteurs français de John Locke. Delphine Soulard
Ma communication vise à examiner les effets immédiats et durables qu’a eus la première traduction française des œuvres philosophiques et politiques de John Locke, et à réfléchir aux questions plus larges de statut de l’auteur et de ses traducteurs, ainsi qu’à la valeur du texte source et du texte traduit après avoir subi les opérations de transfert culturel. Je rappellerai, dans un premier temps, qu’à la charnière des XVII-XVIIIe siècles, l’anglais était loin d’être la lingua franca qu’elle est aujourd’hui. Aussi, les œuvres écrites en langue anglaise étaient vouées à un public se limitant presque exclusivement aux seuls anglais. Pour assurer une diffusion de leurs œuvres et de leurs idées au-delà des confins de l’île, les penseurs anglais devaient donc être traduits. Le latin étant alors en perte de vitesse par rapport à la langue française que Pierre Bayle qualifia, en 1685, de « langue transcendentelle », ou encore de « point de communication de tous les peuples de l’Europe », c’est bien une traduction française qui assurait aux idées anglaises le plus large rayonnement européen. Nous serons donc amenés à aborder la question de la domination de la langue française sur la langue anglaise, mais également sur les autres langues européennes, dans la mesure où toutes les traductions européennes des œuvres de Locke (allemande, italienne, espagnole, suédoise…) qui furent faites au XVIIIe siècle, constituèrent non des traductions des textes originaux de Locke, mais des traductions de la traduction française de ces œuvres. Nous montrerons donc qu’au moment de ce que Paul Hazard a appelé la “crise de la conscience européenne”, la dissémination d’idées anglaises sur le Continent se faisait par le biais de leur traduction française, ce qui nous permettra d’aborder la problématique de la traduction française des œuvres de Locke et de réfléchir aux conséquences immédiates et durables que cela eut sur la réception et la postérité de la pensée de Locke. Nous nous pencherons sur les difficultés rencontrées par les traducteurs français de Locke pour traduire ses textes (problèmes linguistiques : mauvaise maîtrise de la langue source, limites des outils de traduction à leur disposition ; problèmes culturels : adaptation des références, notion d’intertextualité…), ainsi que sur les choix auxquels ils procédèrent (radicalisation de la pensée de Locke et transformation de son œuvre politique en œuvre de circonstance servant la cause des Huguenots), ce qui nous permettra d’aborder la question des erreurs à la fois accidentelles et délibérées des traducteurs et de mettre en évidence les conséquences à la fois fructueuses et désastreuses que leurs transferts culturels engendrèrent sur la réception de Locke sur le Continent, mais aussi en Angleterre, au siècle des Lumières. Notre analyse des transformations subies par les textes source de Locke lors de l’opération de traduction sera en effet menée conjointement avec une réflexion sur l’impact que cela eut sur la valeur du texte source lui-même, ce qui nous permettra de mettre en lumière les échanges culturels engendrés. Nous rappellerons enfin que nous étudions aujourd’hui en France les textes de Locke dans la version consacrée par ses premiers traducteurs français, ce qui nous conduira à réfléchir à l’influence durable qu’ils continuent d’exercer sur notre vision et notre interprétation des théories politiques et philosophiques du penseur anglais. En réfléchissant à la notion d’“auteur”, nous serons amenés à proposer une redéfinition du statut des premiers “traducteurs” français de Locke.
Ma communication vise à examiner les effets immédiats et durables qu’a eus la première traduction française des œuvres philosophiques et politiques de John Locke, et à réfléchir aux questions plus larges de statut de l’auteur et de ses traducteurs, ainsi qu’à la valeur du texte source et du texte traduit après avoir subi les opérations de transfert culturel. Je rappellerai, dans un premier temps, qu’à la charnière des XVII-XVIIIe siècles, l’anglais était loin d’être la lingua franca qu’elle est aujourd’hui. Aussi, les œuvres écrites en langue anglaise étaient vouées à un public se limitant presque exclusivement aux seuls anglais. Pour assurer une diffusion de leurs œuvres et de leurs idées au-delà des confins de l’île, les penseurs anglais devaient donc être traduits. Le latin étant alors en perte de vitesse par rapport à la langue française que Pierre Bayle qualifia, en 1685, de « langue transcendentelle », ou encore de « point de communication de tous les peuples de l’Europe », c’est bien une traduction française qui assurait aux idées anglaises le plus large rayonnement européen. Nous serons donc amenés à aborder la question de la domination de la langue française sur la langue anglaise, mais également sur les autres langues européennes, dans la mesure où toutes les traductions européennes des œuvres de Locke (allemande, italienne, espagnole, suédoise…) qui furent faites au XVIIIe siècle, constituèrent non des traductions des textes originaux de Locke, mais des traductions de la traduction française de ces œuvres. Nous montrerons donc qu’au moment de ce que Paul Hazard a appelé la “crise de la conscience européenne”, la dissémination d’idées anglaises sur le Continent se faisait par le biais de leur traduction française, ce qui nous permettra d’aborder la problématique de la traduction française des œuvres de Locke et de réfléchir aux conséquences immédiates et durables que cela eut sur la réception et la postérité de la pensée de Locke. Nous nous pencherons sur les difficultés rencontrées par les traducteurs français de Locke pour traduire ses textes (problèmes linguistiques : mauvaise maîtrise de la langue source, limites des outils de traduction à leur disposition ; problèmes culturels : adaptation des références, notion d’intertextualité…), ainsi que sur les choix auxquels ils procédèrent (radicalisation de la pensée de Locke et transformation de son œuvre politique en œuvre de circonstance servant la cause des Huguenots), ce qui nous permettra d’aborder la question des erreurs à la fois accidentelles et délibérées des traducteurs et de mettre en évidence les conséquences à la fois fructueuses et désastreuses que leurs transferts culturels engendrèrent sur la réception de Locke sur le Continent, mais aussi en Angleterre, au siècle des Lumières. Notre analyse des transformations subies par les textes source de Locke lors de l’opération de traduction sera en effet menée conjointement avec une réflexion sur l’impact que cela eut sur la valeur du texte source lui-même, ce qui nous permettra de mettre en lumière les échanges culturels engendrés. Nous rappellerons enfin que nous étudions aujourd’hui en France les textes de Locke dans la version consacrée par ses premiers traducteurs français, ce qui nous conduira à réfléchir à l’influence durable qu’ils continuent d’exercer sur notre vision et notre interprétation des théories politiques et philosophiques du penseur anglais. En réfléchissant à la notion d’“auteur”, nous serons amenés à proposer une redéfinition du statut des premiers “traducteurs” français de Locke.
Translating Philosophy. Elad Lapidot
Nowadays, it is clearer than ever that translations stand at the very center of the studies of philosophy. In no other science is the textbook so often translated. In no other science is the translated text so often the studied object itself. To judge by its curriculum, “philosophy” can almost be defined as the “translated science”. However, its own being translated has rarely been recognized by philosophy itself as inherent to its concept. It is rather to the contrary, if philosophy indeed understands itself as science. For science, the diversity of languages constitutes a pathology of communication: different names for the same thing. Consequently, translation creates confusion and is not simply the lesser evil, but evil pure and simple. Science is not translated; it speaks one language. As science, philosophy thus fails to justify its own factual translation. It denies it. It conceives translating as copying: the translation is required to be correct, the same as the original. But translation itself generates linguistic difference. In this way, translated philosophy understands itself to be necessarily a bad copy of the original φῖλοσοφία and is lost in transliteration. “Philosophy” becomes a proper name that belongs to no language. It doesn’t say anything anymore. To break philosophy’s silence, I will suggest that it must be reconciled with its own translation. The basic question is: how to translate philosophy? This question will be treated with a view to developing the particular problematic of philosophical translation. The basic claim is that philosophy requires literal translation because it looks for the truth in the word. This understanding leads the development of literal translation as a method of access to the “love of wisdom”: not for rewriting science but for rediscovering the desire to know.
Les autobiographies de sourds, une écriture-traduction? Pierre Schmitt et Andrea Benvenuto
À partir de l'Abbé de l'Epée et de la revendication de l'éducabilité des sourds au moyen de la langue des signes, les sourds ont progressivement cheminé vers le statut contemporain de sujets bilingues. Pourtant, face à un illettrisme[1] persistant et aux difficiles rapports que les sourds entretiennent avec l'écrit des langues vocales[2], force est de constater que les sourds continuent de se représenter les langues vocales comme étrangère à eux-mêmes. Cependant, la langue des signes ne possédant pas d'écriture, lorsque les sourds se racontent, s'écrivent, c'est principalement dans cette langue étrangère qu'ils sont contraints de le faire. Ainsi, les “autobiographies” des sourds relèveraient d'un processus de traduction singulier. Il ne s'agit pas uniquement de la manipulation, par un traducteur, du texte et de la voix d’autrui. L'auteur, étant lui-même locuteur d’une langue qui n’a pas d’écriture, doit se traduire à lui-même pour s’adresser à autrui. D'autre part, l'écriture de ces “autobiographies”, précieuses pour les sciences sociales et la construction d'un savoir et d'un regard anthropologiques et philosophiques, documentés, sur la surdité, par la transmission de l'expérience des sourds qu'elle assure, laisse souvent apparaître un personnage tiers, en général entendant, contribuant à l'acte d'écriture. C’est le cas du livre d’Armand Pelletier[3], Mémoires recueillis et traduits par Yves Delaporte publié dans la collection Terre Humaine, et des écrits de Laurent Clerc[4], sourd français et personnage clé de l'historiographie américaine, premier à écrire l'histoire des sourds américains en s'écrivant lui-même. Le corpus de ces autobiographies interroge alors la tension entre les figures de l'auteur et du traducteur dans les interactions qui conduisent à cette écriture-traduction de soi. Cette tension dépasse le terrain linguistique pour devenir un enjeu d’ordre anthropologique et philosophique. Du dire à l'écrire, de la “voix ” à la plume, les intervenants proposent ainsi de faire converger leurs regards afin d'interroger les relations entre langue-s et culture-s à partir d'un contexte bilingue particulier: si l'expression textuelle de la parole du sujet sourd ne semble pouvoir être que traduction, linguistique et/ou culturelle, quel est le statut de cette traduction?
[1] 80% des sourds profonds sont illettrés selon le rapport de Dominique Gillot, Le Droit des sourds : 115 propositions : rapport au Premier ministre, 1998, p.90.
[2] Hugounenq, Hélène. Pratiques langagières des sourds et discours autour de la langue des signes, l’intégration en question. Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, 2009 (sous la direction d'Yves Delaporte).
[3] Pelletier, Armand et Yves Delaporte. « Moi, Armand, né sourd et muet… ». Paris : Plon, 2002.
[4] Clerc, Laurent. The diary of Laurent Clerc's voyage from France to America in 1816. West Hartford, Conn. : American School for the Deaf, 1952; Clerc, Laurent. “Autobiography” in Deaf World: A Historical Reader and Primary Sourcebook, edited by Bragg Lois, 2-9. New York: New York University Press, 2001 (original text written in 1852).
[1] 80% des sourds profonds sont illettrés selon le rapport de Dominique Gillot, Le Droit des sourds : 115 propositions : rapport au Premier ministre, 1998, p.90.
[2] Hugounenq, Hélène. Pratiques langagières des sourds et discours autour de la langue des signes, l’intégration en question. Thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie, EHESS, 2009 (sous la direction d'Yves Delaporte).
[3] Pelletier, Armand et Yves Delaporte. « Moi, Armand, né sourd et muet… ». Paris : Plon, 2002.
[4] Clerc, Laurent. The diary of Laurent Clerc's voyage from France to America in 1816. West Hartford, Conn. : American School for the Deaf, 1952; Clerc, Laurent. “Autobiography” in Deaf World: A Historical Reader and Primary Sourcebook, edited by Bragg Lois, 2-9. New York: New York University Press, 2001 (original text written in 1852).
BIOS:
Delphine Soulard, Agrégée d’anglais, Ater à l’Université Toulouse I Capitole. Quatre articles tirés de ma thèse sur Locke et les Huguenots du Refuge (histoire des effets de la traduction et de la diffusion journaliste de la pensée politique de Locke sur la réception de ses idées sur le Continent au siècle des Lumières) seront publiés prochainement dans SVEC, Historical Research, Bulletin de la Société d’Etudes Anglo-Américaines des XVIIe et XVIIIe siècles et Dix-septième siècle. Elle travaille également à l’édition des premières biographies de Locke, The Early Lives of John Locke, qu'elle coédite avec Mark Goldie pour Oxford University Press.
Elad Lapidot est né en Jérusalem, il a étudié et enseigné le droit à l’Université Hébraïque de Jérusalem et s’est ensuite dédié aux études de la philosophie, écrivant notamment sur Schelling, Husserl et Levinas. Il a soutenu sa thèse en philosophie à l’Université Paris-1 sur Heidegger. Elad a traduit en hébreu plusieurs textes de Levinas aussi bien que Benny Lévy, et Weber. Actuellement il habite à Berlin et travaille sur la première traduction hébraïque de Sein und Zeit de Heidegger, de Phänomenologie des Geistes de Hegel et de Zur Phänomenologie der Intersubjektivität de Husserl.
Andrea Benvenuto : Docteur en philosophie, auteur d’une thèse intitulée « Qu’est-ce qu’un sourd ? De la figure au sujet philosophique », Andrea Benvenuto enseigne la philosophie en langue des signes française (LSF) à l’Université Paris 8. Co-anime un séminaire à l’EHESS concernant la surdité et la langue des signes. Elle a rassemblé et présenté les textes de Bernard Mottez dans l’ouvrage Les Sourds existent-ils ?
Pierre Schmitt : Après avoir mené différentes recherches concernant les sourds (histoire, sciences sociales), Pierre Schmitt, doctorant en anthropologie sociale à l’'EHESS sous la direction de Jean-Loup Amselle, explore actuellement le terrain des arts de la langue des signes.
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